La maladie d’Alzheimer est l’expression d’une souffrance existentielle et d’une forme de déchéance sociale. Elle affecte l’intégrité et l’identité de la personne, l’image de soi, les capacités de discernement et d’autodétermination, la vie relationnelle. Au point d’évoquer le « deuil blanc » des proches qui accompagnent l’inexorable déclin de celui dont la présence au monde s’efface avant sa mort.
Même si depuis quelques mois des stratégies thérapeutiques permettent d’envisager des avancées médicales, l’annonce de la maladie est vécue comme une sentence difficilement supportable puisqu’elle signifie que la personne subira l’épreuve d’une dépossession de ce qu’elle est. Vivant un étrange exil aux confins de sa pensée, qu’en sera-t-il d’une réalité dont elle semblera, au stade évolué de la maladie, apparemment absente ? Pour ses proches eux-mêmes relégués d’une mémoire altérée, comment maintenir une présence dont ils ont l’espoir de son ultime signification ? Les professionnels et les membres d’associations auprès d’eux, ont la conviction que leur attachement à la personne dans l’accompagnement et les soins est l’expression de cette résistance éthique opposée, au nom de la société, à la tentation d’abandonner l’autre dans sa perdition. Car en fait il semble aujourd’hui évident que la personne préserve la singularité et l’énigme de son existence jusqu’au terme de sa vie.
Un lien d’autant plus essentiel subsiste dès lors qu’il est compris comme une relation vraie, aussi incertaine, complexe et redoutable soit-elle. Au-delà d’une reconnaissance de l’autre invulnérable aux justifications d’un renoncement, il s’agit d’une position morale qui prend une signification démocratique évidente dans un contexte de fragilisation des sollicitudes et des liens sociaux, insulte parfois à l’idée de fraternité.
Les personnes qui développent une maladie d’Alzheimer subissent le risque accru de voir bafoués leurs droits fondamentaux. Elles sont particulièrement vulnérables à la stigmatisation, à la maltraitance, aux restrictions abusives de liberté et à l’exclusion de la vie sociale. Aborder cette maladie sous l’angle des principes d’humanité ne doit pas seulement nous rendre vigilants aux privations, restrictions ou dénis de droits dont peuvent faire l’objet les personnes âgées vulnérabilisées dans leurs compétences cognitives. Cela doit aussi servir à définir un projet politique intégrant mieux à la vie sociale le souci et la responsabilité de ceux qu’il nous faut mieux reconnaître dans notre sollicitude, nos décisions et nos pratiques. Favoriser tout ce qui contribue à leur permettre d’exister avec et parmi nous est à situer au rang des priorités de la refondation de notre humanisme social.
Les attentions et les soutiens – familiaux, professionnels, bénévoles – dont les personnes malades éprouvent le besoin pour que soit garantie l’effectivité de leurs droits au quotidien, témoignent de l’attestation de leur inaliénable dignité. Elles en appellent à un respect inconditionnel déterminé par des actes politiques significatifs, une pédagogie de la responsabilité partagée, ainsi que des innovations concertées dans les modes d’hospitalité aux enjeux de solidarité auprès des personnes en situation de dépendance vivant à domicile ou dans le cadre d’établissements.
La prévention des facteurs qui accentuent les fragilités et destituent progressivement la personne d’une souveraineté sur son existence, concernent son environnement de vie au même titre que son accès à un suivi médical et médico-social pertinent, susceptible de préserver ses capacités et de les valoriser. L’évolution d’une maladie neurocognitive nécessite des adaptations continues, attentives aux valeurs de la personne afin de contrer le préjugé d’incompétence qui abolirait sa faculté, même limitée, d’intervenir dans les décisions de son quotidien. Il nous faut être garants d’une conception différente de la liberté qui n’érige pas l’autonomie comme un principe discriminatoire. Notre responsabilité est d’être hospitalier à la personne, bienveillant dans un accueil et une sollicitude attentifs à ce qu’elle soit reconnue parmi nous en société.
Dans un contexte où s’entrechoquent tant d’urgences sociales, accorder une dignité aux plus vulnérables est un engagement démocratique fort. Notre collectivité nationale doit mieux comprendre que son ouverture sur la diversité ne peut exclure de ses préoccupations ceux qui doivent bénéficier non seulement de sollicitude et de protection, mais aussi d’une position sociale respectueuse de ce dont ils témoignent de nos valeurs sociales. Car, dans leur combat de chaque jour pour sauvegarder leur humanité là où la maladie d’Alzheimer la défie, c’est une conception de la dignité humaine qu’ils défendent, une certaine idée de l’espérance, de la résolution et du courage, une confiance en nous dont il nous faut saisir la signification.